Un PRIVILÈGE de MILLIARDAIRE
Les premiers pas me procurent une telle émotion, chaque année, invariablement. J'ai toujours cette sensation de vivre un privilège de milliardaire...
Je retrouve dès les premiers rayons du soleil l'immense domaine en pleine nature qui nous offre le cadre pour vivre l'aventure sans cesse renouvelée des Sentiers du Bivouac, dans les Alpes de Haute Provence.
J’ai l’impression de rentrer à la maison.
L’hiver m'a paru long, aussi les retrouvailles n’en sont que plus intenses.
La forêt m’attend, la rivière qui coule en contrebas m’accueille dans un doux grondement joyeux, fière de sa puissance. Une brise chargée de messages me caresse le visage et m’enveloppe comme dans un appel.
Pour un peu, ne serait-ce mon sac à dos bien chargé et mon attirail d’officiant de la nature – tambour, bâton - je m’élancerai en courant comme un fou, saluant la foule muette.
Pourtant j’opte pour la marche douce, attentive, exultant en silence. Je pénètre dans le sanctuaire.
Me voici de retour, dans cette forêt domaniale et ses vallons, sa rivière, ses canyons.
C’est la première de l’année, confidentielle, secrète. J’aime cette intimité, qui est aussi une préparation pour la suite. Je viens en messager, en ambassadeur.
Mes pieds foulent le sable encore vierge de toute trace humaine. Les crues ont remodelé le lit de sable de la berge, mais je retrouve malgré tout la trace du sentier sans effort. Les sous-bois sont denses autour de moi, et il me semble distinguer des murmures prometteurs. J’aperçois enfin la rivière, le cœur battant comme pour un rendez-vous amoureux. Un immense éclat de lumière parcourt le cirque rocheux et les cimes des arbres se mettent à chanter. Pénétrant dans la nef, je m’engage dans une cathédrale invisible.
J’éprouve un vertige bienfaisant. Je m’incline au premier seuil invisible, gardé par un vieux grand-père rocher qui en sait déjà peut-être davantage sur moi que ma propre mère. Je le salue, puis l’embrasse comme un vieil ami. Je me sens entouré, attendu, aimé.
Mon cœur est empli d’une gratitude sincère et je marche dans une ivresse de printemps qui gonfle mes veines. La nature est un véritable miracle. La vie déborde, exulte, et me gagne. Lorsqu’après une bonne demi-heure de marche j’arrive enfin au campement dans une fébrilité impatiente, il me semble renaître comme un oisillon qui brise sa coquille. Ici, l’espace de quelques nuits et de quelques jours je me sens enfin libre, réinvesti dans ma véritable dimension d’être humain en communion avec la nature.
L’amphithéâtre de verdure, la forêt, le banc de sable, les collines et les rochers, tous me saluent dans leur langage, haut et clair à cette heure en direction du soleil et du vent.
Le premier bivouac du soir est un rendez-vous puissant et magique avec l’esprit des lieux. Je chante et communie, porté par le feu et les étoiles. La nuit est une douce présence par elle-même, et semble rassembler toutes les priorités de mon être au coeur de l’athanor végétal qui m’entoure. En écho aux ombres apaisantes je me confie à la nuit, parlant aux esprits comme à de vieux amis. C’est un art délicat. Il s’agit de s’accorder au vol nocturne du hibou, d’attirer la sympathie du vent, ou du silence qui s’établit soudainement et semble fixer toute l’attention de la forêt sur ma prière.
Lorsque je plonge dans le sommeil à la fin de la soirée je me sens observé avec bienveillance. Je sens aussi la présence du temple, de l’autre côté de la rivière, comme un vieux druide qui veille sur moi.
Je me réveille le matin avec une sensation de liberté. Mon seul devoir consiste à relancer le feu et à honorer les lieux. Ou les dieux.
Premier grand privilège, au lever, la rivière s’offre à moi et je m’offre à elle, amoureusement. C’est une communion crue, directe, libératrice. Saluant à la fois la rivière et les cieux, les collines, le massif forestier qui s’étale à perte de vue, je scelle un accord intime avec la nature. Je me sens entendu, et aussitôt des picotements délicieux me parcourent, de la tête aux pieds. J’utilise des mots, parfois une prière, ou simplement un son, un borborygme, un cri de nouveau-né.
Plonger dans l’onde est à chaque fois un authentique baptême.
L’eau fraîche se jette sur moi sans ménagement et me secoue de fond en comble dans un vertige délicieux. C’est pur, lumineux, fort, régénérant. Cela semble aussi puissant que si j’avais plongé dans le chaudron de Keridwen afin d’être ressuscité. Un feu me gagne, me pénètre, mon corps exulte au contact du langage secret de la nature bien mieux que je ne saurais le faire avec mon simple mental. Ici tout est immédiat, fulgurant, enchanteur par la grâce de l’instant présent.
Je ressors de l’eau sans doute un peu transfiguré, euphorique avec mes capteurs sensoriels décuplés.
Me voici comme un animal libre, sans pensées, fluide comme l’onde qui vient de m’étreindre.
Je goûte cette saveur comme un privilège immense. Je me sens riche, comblé, nanti des cieux dans mon dépouillement magnifique, nu et ruisselant. Je n’aspire à rien d’autre. Tout est là. Tout autre désir me paraît vain. Je suis avide de nature, empli de cette abondance magnétique et ignée issue de ce que les anciens nommaient « la Vouivre ».
La journée s’annonce avec des airs de fête. Tout ce qui m’attend est un énorme festin, une célébration gourmande baignée par les quatre éléments, feu, eau, ciel et terre.
Puis j’honore de nombreux rendez-vous : arbres, ruisseaux, rochers, sentiers, sommets...Présences, frémissements, appels du large, la saison des Sentiers du Bivouac se prépare ainsi dans une douce euphorie...Je pense à mes futurs compagnons et à tout ce que le lieu va nous offrir, dévoiler, révéler, en accompagnant la co-création de notre éphémère tribu.
Nous partons à chaque fois de zéro, personne ne se connaît d'avance, mais la nature, elle, nous connaît déjà. Chacun est à sa place ici.
Je nous sens attendus, comme toujours. Je suis même un peu excité, comme un enfant, avide de commencer l'aventure. Il y a foule autour de nous, des magies discrètes préparent le terrain. Une multitude de lieux et d'immenses possibilités pour chacun de nous.
Je ne sais encore quel arbre, quel bois, quel canyon nous réserve des surprises. L'abondance est partout, et l'initiation qui nous est proposée ici est tellement simple : savoir accueillir, remercier et profiter à pleins poumons de cette richesse qui nous est offerte à profusion dans la nature.
Un brin d'herbe, une fleur, l'éclat scintillant d'un rayon de soleil plongeant dans l'onde du ruisseau, un parfum d'arbre et de mousse, un oiseau dans le ciel, tant de sésames s'offrent à nous pour pénétrer plus en avant dans les arcanes de la nature. Des clefs, partout, des trésors nous parlent, nous frôlent et nous caressent, espérant provoquer en nous cet imperceptible basculement de conscience qui ouvre grandes les portes du royaumes de la nature.
Les amoureux de la nature sont les véritables milliardaires du genre humain. Pour moi, rien n'égale la puissance et la profusion de richesses qui est ici, partout, à la disposition des êtres qui sauront ouvrir les portes de leur temple intérieur...