LE TOUT DERNIER BIVOUAC de l'ANNÉE
Je suis parti pour un ultime bivouac, solitaire cette fois-ci, dans une plongée en pleine nature sans filet, au coeur de l'automne et des premières gelées, loin de tout. Le froid, le silence et le dépouillement des arbres laissent une sensation forte. Seul au milieu des ombres de la forêt et d'une nuit longue de 13 heures, avec pour tout matériel un duvet très moyen et une couverture, je saisis l'occasion de m'abandonner au vertige sauvage de ma précarité. Je suis ici chez moi plus que n'importe où ailleurs, et l'hostilité apparente des éléments (le froid, l'humidité, l'obscurité) est un sésame rude mais grisant qui va me permettre d'accéder au plus profond des résonances silencieuses de la roche, des racines et du feu secret qui couve sous le givre de la forêt.
Il y a un prix à payer. J'ignore si je vais avoir froid ou non, si l'humidité va pénétrer mes maigres pièces de tissu, mais j'ai jeté toutes mes forces en arrivant dans le combat pour trouver du bois. J'accueille avec gratitude deux chênes morts, abattus puis débités juste avant la tombée de la nuit. Soudain ma solitude s'estompe dans un crépitement joyeux : le feu frémit tout d'abord, léchant les maigres branchettes humides de génévrier et de buis puis, satisfait de l'offrande, s'élève enfin dans un cortège de présences éclatantes. La conquête de la nuit a commencé et, ivre de feu, je m'installe dans une contemplation sans fin. La rivière, gonflée par les récentes pluies, gronde en contrebas.
Le vent du nord souffle légèrement et scelle ma fusion avec l'âtre incandescent. Je me blottis contre lui, suspendu au moindre craquement, fasciné par le rougeoiment des braises. Des formes apparaissent, animaux, visages, lettres ignées. Je me réjouis de l'épaisseur des grosses bûches de chêne parties pour durer. Les arbres dégarnis laissent apparaître le ciel constellé d'étoiles et le foyer de mon bivouac semble surgir telle une vigie brûlant à la vue de la voûte céleste.
La nuit s'étend, s'allonge, interminable, murmurante. Impossible de dormir pour l'instant. La lune s'annonce derrière la falaise et éclaire le sommet des gorges. Les chevreuils font rouler quelques pierres au loin. Le silence plonge au plus profond lorsque que des présences se font sentir : les sentinelles de la nuit approchent. En temps normal je me serais enfoui au plus profond de mon sac de couchage en suppliant le sommeil de m'emporter au loin, mais là je décide de rester en chantant et priant. Sensation merveilleuse, c'est une célébration païenne qui s'improvise en hommage au créateur et aux forces de la lumière. Un doux soleil illumine alors la nuit et une paix inattendue s'installe. Le feu se fait volupté dans mes veines, et je finis par m'endormir comme hypnotisé par sa douce chaleur.
Au réveil, l'eau a gelé dans la casserole. Je relance le feu qui sommeillait à peine et le jour se lève.Je vais à la rivière, encore engourdi, et accueille la morsure de l'eau avec une pointe de joie sauvage. L'eau glacée me secoue l'échine et je sens l'énergie circuler avec une vigueur délicieuse.
Je m'élance dans les rochers pour accueillir le soleil avec reconnaissance et goûter à l'ivresse joyeuse des grands espaces. La rivière n'est plus qu'un ruban bleu sous mes pieds et je me sens aigle sur mon éperon rocheux, contemplant les montagnes autour de moi. Tout est immense, majestueux et sauvage, innondé de lumière. La neige couronne déjà les plus hauts sommets. La nuit est loin.
C'était le dernier bivouac de l'année, rencontre solitaire avec les divinités cachées des eaux, de l'air, du feu et de la forêt. Tout mon être baigne dans un extraordinaire silence (moi, si bavard d'habitude...) et j'accompagne tout au long de la journée les ondulations de la lumière, du vent et de la rivière qui impriment leur marque à travers tous mes sens. Je frémis d'un bonheur qu'il me coûte de quitter. Je remonte enfin la rivière, enveloppé d'une douce langueur un peu rêveuse, pénétré des méditations du jour et de la nuit précédente. Je ne sens plus mon sac à dos, tendu vers le murmure indéchiffrable que je devine confusément dans le clapotis de l'eau, les frémissements des sapins et le ballet des nuages. Je sens le feu de bois, je suis encore un peu des leurs. Puis vient l'heure et je regagne le pont moyen-âgeux où m'attend ma voiture. Jusqu'au prochain bivouac, lorsque la rivière et la forêt en auront fini avec l'hiver...